+ Quelle est ta région d'origine ? Y es-tu encore ?
Gorka. C'est là que je suis né. Dans un petit village, perdu au fin fond de la forêt fluorescente. Pendant 14 ans, ce village a été tout ce que j'ai connu, une minuscule fenêtre sur ce que pouvait être le monde. Mais en l'espace d'un jour, mon univers a dû s'étendre à la totalité de la forêt. Cette forêt, elle nous a protégés, ma sœur Silee et moi, elle a dressé un rempart de verdure entre nous et la menace que représente le reste du monde à nos yeux. Au fil des années, j'ai dû apprendre à dompter les bois, à faire de chaque arbre, chaque grotte un éventuel refuge en cas de menace. J'ai dû combattre une partie de moi héritée directement de mes parents et me mettre à chasser pour avoir de quoi manger. Pour survivre.
Survivre est devenu mon premier mot d'ordre et pour cela, la totalité de la forêt est devenue mon territoire, mon terrain de chasse. Si je dois devenir le premier des prédateurs pour sauver ma peau et surtout pour protéger ma sœur, alors je le serai. Du moment que je me souviens que je tue pour vivre et non pour le plaisir, j'accepte de me faire à cette idée.
Parfois pourtant, je sens que la ville me fait de l’œil. Elle m'attire, comme le chant d'une sirène m'incitant de sa voix trompeuse à m'approcher de plus en plus près. Peut être parce qu'elle a toujours été synonyme inaccessibilité, de danger pour ma famille bien avant que mes parents ne meurent. Ou peut être parce que ce que je cherche depuis des années maintenant s'y trouve probablement. Quand le chant est si fort que je ne peux plus penser à rien d'autre, je franchis la frontière invisible qui me sépare de la civilisation et j'écoute, j'apprends en restant caché dans l'ombre. Car personne ne doit savoir qui nous sommes –
ce que nous sommes – Silee et moi.
La garantie de l’anonymat, seule la forêt peut nous l'offrir, mais malgré ça, mes pas me ramènent de plus en plus près l'orée des bois, là où c'est dangereux, là où c'est interdit... mais là où
elle est partie.
+ Parle-moi de ta famille, et de ton lien avec elle.
Autrefois, j'avais des parents. Mon père était menuisier et ma mère tressait des paniers en osier. Ils étaient exempts, mais malgré ça les autres habitants du village les acceptaient parce qu'ils étaient bons je suppose. Mais aujourd'hui, la seule famille qu'il me reste, c'est ma sœur Silee. A la mort de nos parents, c'est avec elle que j'ai fui dans les bois, pour la protéger, à la fois des autres et d'elle même. Je me suis toujours persuadé qu'elle n'était pas la cause de la mort brutale de mon père et de ma mère. C'est son pouvoir qui est responsable de ce carnage, pas elle. Je m'en suis toujours tenu à ce discours et je me suis obstiné pendant de longue année à le faire entrer dans la tête de Silee. Comment une gamine de 10 ans aurait pu faire ça à sa famille autrement ? C'est impensable.
Depuis que nous vivons reclus dans la forêt tous les deux, Silee et moi avons développé une relation allant au delà des mots. Elle n'a pas de secret pour moi,
ne peut pas avoir de secret pour moi : je lis en elle comme dans un livre ouvert et elle en fait de même avec moi. Nous sommes différents sur plusieurs points, pourtant parfois nous sommes si fusionnels qu'il pourrait sembler que nous soyons la même personne. Elle est la seule qui soit susceptible de me faire changer d'avis, la seule capable de m’apaiser et de calmer mes migraines quand, après avoir utilisé mon pouvoir, j'ai l'impression d'avoir le cerveau compressé entre deux pierres de plusieurs tonnes.
A la seconde où nous avons quitté la maison dans laquelle reposaient les corps encore chauds de nos parents, je me suis fait le serment de dédier ma vie à protéger ma sœur. Et je n'ai pas l'intention d'échouer.
+ Si tu pouvais aller dans une autre région d'Oranda, où irais-tu et pourquoi ?
Il y a quelques années, je n'aurai pas bouger : je ne connais pas d'autre endroit comme je connais la forêt fluorescente, et c'est cette connaissance qui nous a permis à ma sœur et moi d'échapper à toutes les personnes qui auraient pu s'en prendre à nous. Gorka est notre terre natale, ses bois sont comme mon royaume, c'est le seul endroit où j'ai la certitude quasi totale de pouvoir mettre Silee à l'abri. Mais aujourd'hui, les choses ont changé. Aujourd'hui, il y a quelque chose que je convoite douloureusement au delà des bois, quelqu'un que je cherche, même si ça m'en coûte de l'admettre, même si j'ai cessé de croire en tout ce qu'
elle représentait pour moi à la seconde où
elle est partie. Pour la retrouver, il faudrait que je me rende au Dahud, le centre névralgique d'Oranda, là où on peut tout apprendre de tout le monde si on sait comment tendre l'oreille.
Je n'ai pas peur de voyager malgré les risques : il m'arrive souvent de m'éloigner quelques jours de l'endroit où nous vivons ma sœur et moi pour chasser, faire des rondes ou simplement me vider l'esprit. En revanche, j'ai peur pour Silee, parce que je sais que si je dois entamer un voyage loin de chez nous, je devrai l'emmener avec moi, et c'est probablement ce qui me retient de m'aventurer longtemps loin de la forêt. Ça et le fait que j'aurai du mal à vivre en permanence dans un environnement où je me sens comme une bête traquée. Je suis roi dans la forêt, ceux qui s'approchent de Silee et moi au milieu des bois le font à leur risques et périls. Dans la ville je n'ai pas cette protection que je peux avoir entre les arbres. Alors est ce que ça vaut vraiment la peine de mettre en danger tout ce que j'ai pour quelque chose en quoi je ne crois même plus ?
+ Quel est l'élément que tu haïs au plus haut point ? Pourquoi ?
Je n'ai réellement confiance en aucun élément : l'élément matériel n'a apporté que la mort dans ma famille et failli conforter ma sœur dans l'idée qu'elle était un monstre, le feu est contrôlé par des personnes elles-même dirigées par un dictateur qui finira bien un jour pas détruire nos forêts avec son élément, l'eau offre l'une des morts les plus abominables qui soit... La terre est peut être le seul élément qui ne me débecte pas, mais c'est seulement parce que j'estime son peuple qui a permis à mes parents, de pauvres exempts, de vivre parmi eux. En revanche, l'air est celui que je hais le plus. J'aurai du mal à expliquer pourquoi. Peut être parce que quand j'étais môme j'avais le vertige et que cette peur du vide ne m'a jamais quitté. Peut être parce qu'avant de tuer mon père et ma mère, le pouvoir de Silee les a littéralement fait voler avant de les projeter contre le mur et leur briser le cou. J'avais seulement 14 ans lorsqu'ils sont morts et à cette époque, je n'ai pas pensé que ma sœur puisse contrôler l'élément matériel. Non, à cette époque, j'étais persuadé que c'était l'air qu'elle maîtrisait, l'air qui était responsable de tout ça. Par la suite, j'ai assimilé cet élément comme étant l'origine de tous nos malheurs, et associé le jour de la mort de mes parents à une interminable chute dans le vide, une chute dont je ne voyais pas la fin.
Voilà pourquoi je hais l'air. C'est probablement l'élément qui m'a causé le moins de problèmes, mais c'est celui auquel je les associe tous.
+ As-tu un secret ? Un secret dont personne ne devrait en entendre parler ?
A part ma sœur, je n'ai personne à qui confier de secret. Et elle connaît tous les miens. Sauf un. Il n'y a qu'une chose que je ne lui ai jamais dite, une simple pensée qui m'a traversé l'esprit le jour où j'ai découvert que moi aussi je pouvais maîtriser l'élément matériel. J'étais déjà vieux à cette époque et j'avais toujours mis un point d'honneur à aider Silee à contrôler son don, même si je ne le comprenais pas. Pour moi, si elle pouvait le dompter, alors plus jamais de drame comme nous en avions connu avec nos parents ne pourraient se reproduire. Mais un jour, j'ai réalisé que je n'étais pas un exempt comme ma mère et mon père. En voyant des morceaux de magnétites réagir à mon contact, j'ai compris que je possédais le même don que ma sœur. J'étais parti chasser ce jour là, Silee n'était pas avec moi et à la seconde où cette réalité m'a explosé en pleine gueule, je l'ai rejetée de tout mon être. Je ne refusais pas uniquement ce pouvoir :
je refusais d'être comme ma sœur. Malgré les années, une part de moi, minime mais néanmoins présente était littéralement tétanisée devant la puissance et la dangerosité de Silee et c'était inconcevable pour moi de partager son don, je n'en voulais pas, j'avais perdu mes parents par sa faute, pourquoi devait-il en plus s'implanter en moi ? J'ai haï le sort et le monde entier. J'ai haï ma sœur aussi, comme si elle m'avait contaminé. Ce fut bref, mais vivace, comme une brûlure contre le fer trop chaud d'une poêle.
Ce jour là quand j'ai annoncé ce qu'il m'était arrivé à Silee, je ne lui ai pas parlé de ces quelques secondes de panique pendant lesquelles je l'ai détestée, mais je porte ce secret comme une croix s'alourdissant un peu plus chaque fois que je fais usage de ce don maudit.
+ Quel est ton rôle au sein de ta région ?
Je n'en ai pas. Aux yeux du monde je ne suis personne, juste un fantôme qui se déplace entre les ombres des arbres, un prédateur qui surgit des buissons pour attraper sa proie. Je n'ai pas de rang, pas de métier (aller dire à un habitant de Gorka que vous êtes chasseur) rien du tout. Le seul rôle qu'on pourrait me reconnaître c'est celui de frère. Dans notre situation à ma sœur et moi, nous tenir à l'écart du système est une protection à temps plein.
+ Si tu devais assister à une mise à mort injuste qui mettrait en danger un innocent, que ferais-tu ?
J'aimerai dire que je me porterai au secours de cet innocent sans hésiter. Mais dans ma situation justement, il y a de quoi hésiter. Parce que sauver un innocent, c'est s'exposer, passer aux yeux de certains pour un héros peut être, mais surtout être reconnu comme un criminel par d'autres et ça, je ne peux pas me le permettre. Me mettre en danger, c'est mettre Silee en danger par la même occasion. C'est un cas de conscience : jouer les justiciers et avoir la conscience tranquille ou se tenir à carreau et sauver sa peau. Dans mon cas, c'est ma vie et celle de Silee que je m'obstine à protéger, alors le choix sera vite fait.
+ Que penses-tu de la séparation entre les éléments ? Crois-tu que cela est normal, ou contre-nature ?
Je m'en cogne. Le monde est comme il est, les dieux ont estimé que diviser les hommes en leur distribuant aléatoirement un pouvoir sur un élément était la meilleure des solutions, grand bien leur en fasse, ils doivent bien s'amuser à nous regarder où qu'ils soient. En ce qui me concerne, cette séparation est plus bénéfique qu'autre chose pour notre survie à Silee et moi. Les choses auraient sûrement été nettement plus difficiles si nous nous étions retrouvés dans une région où tous les éléments sont rassemblés comme le Dahud. Dans un endroit uniquement peuplés de personnes maîtrisant la terre, on ne s'inquiète pas de savoir quel est le don de telle ou telle personne, ça semble aller de soit. Et puis peut être qu'un jour ceux maîtrisant l'élément matière comme ma sœur et moi auront eux aussi un petit bout de monde rien que pour eux. Les autres éléments n'auront alors qu'à bien se tenir.
+ Crois-tu en l'existence de l'élément Matière ?
Difficile de ne pas y croire quand cette saloperie à détruit la moitié de sa famille. Impossible même quand on peut soit même manipuler cet élément. Autrefois, je m'imaginai souvent ce qu'aurait été nos vies à Silee et moi si la matière ne les avait pas empoisonnées, mais maintenant je n'y pense plus : ce qui est fait est fait, on ne pourra pas retourner en arrière. Il ne nous reste plus qu'à avancer en espérant que les dieux cesseront de s'acharner sur nous et en combattant le sort.
+ Si tu devais défendre quelque chose, une idée, un concept, une valeur ? Et si tu devais t'opposer à quelque chose ?
La seule chose qui ait de la valeur à mes yeux aujourd'hui, c'est ma sœur. C'est la seule personne pour laquelle j'ai réellement envie de me battre, sa cause est la mienne, et si je dois y passer pour la protéger alors j'y passerai. Cependant, si les choses étaient différentes, je me battrais pour les exempts, pour qu'ils soient reconnus comme autre chose que des insectes aux yeux de ceux qui se sentent supérieurs sous prétexte qu'ils ont du pouvoir sur un élément. Je ne sais pas comment les dieux sélectionnent ceux qui auront droit à un don ou non, mais je sais que ce n'est pas à la couleur de l'âme. Mes parents étaient des personnes généreuses avec du cœur, toujours présentent pour les autres et aimants avec leurs enfants. La vie ne leur avait pas fait de cadeaux, pourtant ils se sont battus pour nous permettre de ne pas subir la même chose qu'eux. Ils méritaient une vie à la hauteur de leur bonté, et comment ont-ils été récompensés ? Projetés contre un mur, tués sur le coup par le pouvoir de leur propre fille.
Me battre pour les exempts revient cependant à m'opposer à la mentalité du monde dans lequel je vis, autrement dit à tout le monde. J'ai conscience qu'il faut choisir ses combats et comme les missions perdues d'avance ne sont pas mon genre préféré, j'ai décidé depuis longtemps de consacrer toute mon énergie à protéger ma sœur. Elle est ma seule cause, même si entendre les histoires sur les exempts réduits en esclavage me font toujours serrer les poings.
+ Si tu devais me raconter un événement du passé...
Ça faisait plusieurs jours déjà que je sentais que quelque chose n'allait pas. Une distance nouvelle, différente de celle du début, plus inquiétante, plus oppressante. Un mauvais pressentiment me serrait la poitrine lorsque je me suis levé ce matin là et à peine avais-je posé un pied hors du lit que je savais ce qu'il se passait, comme une sentence irrévocable tombant sous le coup du marteau de la justice : elle était partie.
Je n'ai pas voulu y croire. Le cœur battant, torse nu, je me suis précipité en direction de la porte de notre petite maison et l'ai ouverte en grand. Le vent frais de l'hiver me mordait la peau mais je n'y ai pas fait attention, m'obstinant à hurler, comme si j'espérai réellement avoir une réponse : «
ASPYN ! » Mais elle était belle est bien partie. Après un ultime appel, ma gorge s'est serrée et j'ai tout refermé derrière moi en espérant ne pas avoir réveillé Silee. Je voulais rester discret, mais passé l'instant d'hébétement, la colère et l'incompréhension m'ont fait perdre mon sang froid et écraser un poing rageur contre le mur en bois devant moi. Les échardes se sont plantées dans mes jointures mais j'étais à mille lieux de m'en soucier. Lentement, alors que je réalisais ce qui était en train de se produire, les souvenirs se sont mis à m'envahir de toute part. Je revoyais son sourire, ses sourcils froncés sous la concentration, je sentais son parfum, sa présence comme un fantôme hantant la maison. Nous l'avions accueillie chez nous, intégrée à notre foyer. Aspyn... Son prénom résonnait avec un écho particulier en moi.
Avant elle, ma sœur et moi avions toujours été seuls tous les deux, nous ne nous soucions du reste du monde que lorsqu'il semblait nous menacer. Nos vies étaient rythmées par nos entraînements, mes parties de chasse et nos longs débats en mangeant. L'arrivée d'Aspyn avait brisé cette routine bien huilée. Bien qu'elle soit des notre par la nature de son pouvoir, Silee et moi nous méfiions d'elle au début. Mais plus rapidement que je ne pourrais l'avouer, j'ai laissé mes remparts s'effondrer devant cette fille inconnue, cette étrangère qui bouleversait tout ce que j'avais connu jusqu'ici. Pendant des semaines, je l'ai observée avec méfiance, m'attendant à une trahison de sa part à n'importe quel moment. Ce n'ai pas ce qui est arrivé. Ces heures passées à m'assurer qu'elle ne voulait pas du mal à Silee n'ont fait que me rapprocher d'elle pour finalement me faire tomber comme une proie dans ses filets. Et j'ai aimé ce sentiment, j'ai aimé cette volonté nouvelle de me battre pour quelqu'un d'autre que Silee et moi, j'ai aimé ce besoin pressent de la protéger, cette envie urgente de l'embrasser dès qu'elle me frôlait. Et j'ai savouré le moindre de nos baisers, comme si c'était le dernier. Il y avait ce lien entre nous qui semblait intangible, presque palpable. Elle était celle dont je rêvais la nuit, mon seul et unique secret face aux yeux inquisiteurs de ma sœur...
Et pourtant, elle était partie.
Oui son prénom résonnait avec un écho particulier en moi, en harmonie parfaite avec deux mots tournant en boucle dans mon esprit : « Plus jamais ». Plus jamais je ne laisserai une femme autre que ma sœur avoir une emprise quelconque sur moi. Plus jamais je ne baisserai ma garde devant des yeux aussi doux soient-ils. L'amour est un poison aussi néfaste que l'élément matériel, j'avais compris ma leçon. Désormais, c'était Silee et moi contre le reste du monde. Et il n'y aurait plus jamais d'exceptions.
+ Une dernière chose...
Le départ d'Aspyn a agit comme un vaccin sur moi. Le matin de son départ, lorsque Silee s'est réveillée, je me suis contenté de lui dire «
Aspyn n'est plus là ». Après cela, nous n'en avons plus reparlé. Au début parce que je n'en avais aucune envie, puis parce que ça nous a semblé inutile. Cela fait des années maintenant que je n'ai plus de nouvelles de cette femme et la plupart du temps je parviens à me convaincre que je ne me soucis pas de ce qu'elle est devenue après avoir passé le seuil de notre maison. Pourtant, lorsque je passe aux alentours des villes, je me surprends souvent, aujourd'hui encore, à tendre l'oreille dans l'espoir d'entendre quelqu'un prononcer son prénom...