La découverte de l'accident m'inquiétait. Sûrement plus qu'il ne fallait. Mais il n'y avait pas d'accidents par chez nous. Il y avait peu de passage et quand bien même, les sentiers principaux étaient bien entretenus. Pourquoi venir se perdre au milieu de cette forêt dense ? Il y avait quelque chose qui nous tracassait, quelque chose qui ne collait pas dans cette histoire. Nous avions beau être habituées aux histoires farfelues que Hly'tha savait rendre réelle, celle-ci - qui l'était pourtant - nous paraissait totalement dénuée de sens. Ces pierres, ces coffres, cet attelage vide, l'endroit désert... Tout ceci était plus qu'inquiétant et ne me disait rien qui vaille. Partagée entre l'idée de venir en aide aux possibles personnes en danger et simplement détaler pour éviter d'avoir le moindre ennui à se mêler d'histoires qui nous dépassaient, je priais Tarlyn pour que Hly'tha suive mon conseil de rentrer sur le champ. Mais c'était sans compter ce cri qui avait retenti, brisant le silence qui s'installait peu à peu dans la forêt en cette heure tardive.
Nous aurions dû en rester là. Nous aurions dû... Mais nous ne l'avions pas fait. Elle comme moi étions dotés de cette conscience Terre, empathique et altruiste. Prêtes à venir en aide à quiconque. Tenter de faire ce que l'on peut. Notre éducation était portée sur les autres et ce qu'on pouvait leur apporter. Ignorer ce cri était impossible pour toutes les deux. Mais là où la peur me disait de fuir, cette inconscience perpétuelle de Hly'tha allait m'inciter à rester. Car même si je doutais de notre capacité à faire quoi que ce soit pour venir en aide à la personne qui criait, j'étais persuadée d'une chose : je ne devais pas me séparer de Hly'tha. Jamais. Partout où elle ira, j'irais. Ça avait toujours été le cas. Et ça le serait toujours. Même après la Cérémonie. Je n'imaginais pas ma vie sans elle...
Cette insistant à vouloir rester avec Hly'tha venait de ce lien unique qui nous unissait. Mais souvent on nous riait au nez, en disant que ce n'était que la naïveté de nos âges qui nous poussait à croire que l'on pourrait passer notre vie ensemble, toutes les deux. On nous voyait mariée avec des enfants, avec notre maison, des métiers bien différents. Malgré leurs tentatives d’inséminer cette vision de l'avenir dans nos esprit, je restais sûre qu'il était possible que nous vivions toutes les deux jusqu'à la fin. Je n'étais pas intéressée par l'idée d'avoir un mari et des enfants - bien que j'aimais ces derniers - tout ce qui m'occupait l'esprit c'était Hly'tha, ses histoires, le travail au champ et l'amour de ma famille. C'étaient les piliers de ma vie. Pour aujourd'hui comme pour toujours, pensai-je. Je n'étais pas sans savoir que personne n'était immortel, mais de mes yeux d'enfants, je ne voyais pas mes parents partir de si tôt. Ni ma sœur... Nous avions une durée de vie assez longue au village. Les accidents étaient bien trop rares, tout comme les maladies. Il était impossible pour moi de penser que tout pouvait basculer. Que ce calme allait être perturbé plus tôt que prévu.
La situation était délicate, incertaine, nous marchions sur des œufs en décidant de ne pas rentrer... Mais il ne faisait pas l'ombre d'un doute qu'il fallait que nous agissions. Même si nous n'étions pas sûres de ce qu'on allait voir, de si on voulait le voir, notre décision paraissait avoir été prise avant même que Hly'tha ne le dise. « Il va falloir qu'on le fasse Eden. On ne peut pas repartir sans savoir. Le temps qu'on arrive au village et qu'on explique tout ce qu'on a vu, il pourrait se passer un long moment. Je veux qu'on en ait le cœur net et pour cela il faut qu'on essaie de retrouver la chose, la personne ou je ne sais quoi qui a poussé ces cris. Il faut qu'on le trouve. » Me rassura-t-elle par la détermination dont elle faisait preuve. « Il faut aider son prochain. N'est-ce pas ce qu'on nous dit tout le temps ? C'est ce que nous allons faire. » J'opinais du chef, assurée que notre décision était la plus juste. Pas la plus sage, mais la plus juste. À mon sens, personne ne pouvait vouloir du mal à autrui sans aucune raison apparente. Je n'avais pas idée qu'il pourrait s'agir de malfaiteurs attaquant un voyageur ou un animal, je n'avais aucune notion réelle des dangers qui pouvaient nous attendre. Mais tant que j'étais avec Hly'tha, tant que nous restions ensemble, nous demeurerions invincibles. C'est tout ce qui comptait. Même si mon cœur palpitait comme jamais. Même si mes poils s'hérissaient face à l'inconnu qui se dessinait autour de nous.
Traversant l'accident en enjambant difficilement les malles, nous nous dirigeâmes vers les cris. Suivant Hly'tha, je tenais fermement la pierre noire que j'avais gardée. Il faisait sombre et la forêt fluorescente ne s'illuminerait que plus tard. Il y avait cet instant où la nuit paraissait prendre possession de Gorka avant que Tarlyn n'éveille l'âme de la flore luminescente de cette forêt. Bien que ça ne tarderait pas, nous allions devoir nous orienter quelques instants dans l'ombre. Nous étions habituée à cette forêt, nous la connaissions par cœur. Mais il était impossible de savoir l'emplacement de chaque branche, de chaque objet tombé. La nature à cela de beau qu'elle est vivante. Autant que nous l'étions. La forêt avait une âme. On pouvait l'apprivoiser mais jamais réellement la dompter.
Ralentissant le pas pour rester dans les talons de ma sœur, j'essayais d'observer ce qu'il y avait autour de nous. Il n'y avait personne, rien qui ne paraissait plus étrange que le chariot endommagé. Plus de piste. Plus rien. « Hé oh ?! Y a quelqu'un ? Répondez nous ?! » S'époumona Hly'tha en provoquant un sursaut de stupeur de ma part. Elle insista : « Hé oh ! Vous m'entendez ? » Mais elle n'eut pour seule réponse que le silence de la nuit qui s'installait. Elle m'intima d'un geste de la tête d'en faire de même. Alors je criai également pour tenter d'obtenir une réponse. S'écoulèrent quelques instants avant qu'un cri ne retentisse à nouveau. Hly'tha et moi nous dévisagions une fraction de seconde avant de nous laisser guider par la source du bruit. Il fallut que nous marchions encore quelques mètres avant de voir de quoi il s'agissait. Nous finîmes par arriver devant un homme à terre. Sa position paraissait étrange... Je plissais les yeux, essayant de discerner un peu mieux la scène. Hly'tha tenta de l'interpeller. Mais nous n'eûmes comme réponse que des gémissements. « Qu'est-ce que tu crois qu'il a ? Son comportement est pour le moins étrange. Je vais essayer de m'approcher un peu plus. Reste là, d'accord ? » Les yeux inquiets, je ne pouvais masquer mon anxiété face à cette histoire. Mais il était trop tard pour rebrousser chemin.
Doucement, Hly'tha s'avança vers l'homme visiblement mal au point. Derrière, j'appréhendais ce qui pouvait arriver mais ne cillai point. Jusqu'au moment où, surprise, ma sœur se retrouva entravée. Je me précipitai vers elle pour tenter de la rattraper mais elle tomba au sol avant que je ne puisse amortir sa chute. J'essayai de la relever en la tenant. « Hly'tha, ça va ? » L'inconnu était dans un état lamentable. Couvert de sang, vêtements abîmés. « Par Tarlyn ! Que s'est-il passé ?! » Je n'avais aucune hypothèse sur ce qui avait pu se passer. L'état de l'homme m'inquiétait de toute façon bien plus que les raisons qui l'ont conduit à se retrouver aussi mal... « O-on va vous ramener au village, il n'est pas loin... v-vous vous n'avez pas l'air bien, il faut vous soigner, monsieur », me précipitai-je en paroles, essayant de ne pas paniquer outre mesure. Même si l'accidenté devait bien être conscient de la gravité de son état. Ma respiration était rapide et mes mains commençaient à trembler. Je m'approchai de l'homme pour le forcer à lâcher Hly'tha mais il s'accrochait le bougre... Gémissant, comme nous suppliant de l'aider, il tentait de bouger. « Restez calme monsieur, on va vous aider... » Essayai-je de le rassurer. Il finit par lâcher la cheville de ma sœur. Revenant près d'elle, je lui proposai un plan. « On pourrait récupérer une planche du chariot et l'attacher dessus, comme ça on le tirerait jusqu'à la maison, qu'en penses-tu ? On ne peut pas le laisser là... Même si on va chercher de l'aide, il va être tout seul ici, il pourrait... Enfin je pense qu'on devrait le ramener... » Je me fichais de qui il pouvait être. Aussi bien pouvait-il s'agir d'un clandestin ou d'un exempt, peu m'importait. Si quelqu'un est dans le besoin, on ne peut l'abandonner. Essayant de capter l'attention de ma sœur, j'attendais sa réponse avant de la quitter des yeux.